
L’une des caractéristiques distinctives des sciences naturelles est qu’elles héritent de larges consensus, conceptuels et méthodologiques : épistémologiques.
L’épistémologie est la science de la connaissance, elle s’intéresse à des questions telles que « qu’est-ce que la connaissance ? » ou « comment l’obtenir/la créer ». Si ces questions sont rarement abordées par les sciences naturelles de par le lieu commun qu’elles représentent, elles sont cependant centrales dans les débats en sciences humaines et sociales.
Notre domaine – la Cliodynamique -, puisqu’il emprunte des méthodes statistiques et quantitatives aux sciences naturelles et des objectifs résolument ancrés dans la lignée des sciences sociales, ne peut donc pas faire l’impasse sur l’épistémologie.
Dans cet article nous allons nous intéresser à l’épistémologie d’un domaine à la frontière entre sciences naturelles et sciences sociales. Nous verrons comment, grâce au concept du chaos, l’observateur et l’interaction entre différentes échelles deviennent centrales pour l’étude des systèmes biologiques et sociaux. Ceci nous permettra finalement de situer les motivations et les limites de la cliodynamique, son cadre.
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Commençons par examiner les ambitions communes aux sciences sociales et aux sciences naturelles.
Les deux ont vocation à identifier et comprendre les relations de causalités, lier certaines causes à certains effets. Le fait que le futur soit exclusivement déterminé par le passé se nomme le déterminisme, un concept devenu commun aujourd’hui et qui a initialement été popularisé dans les sciences par Laplace.
« Nous pouvons considérer l’état actuel de l’univers comme l’effet de son passé et la cause de son futur »
En d’autres mots, si un démon connaissait à un instant donné, l’état de tous les éléments de l’univers, alors il serait capable d’en déterminer le futur. La coquille déterministe Laplacienne dans laquelle oeuvrait les sciences s’est fissurée avec les travaux d’Henri Poincaré sur la stabilité des systèmes (dynamiques) qui montra qu’il était possible d’associer un petit changement dans l’état initial à un changement disproportionné dans l’état final. Ce phénomène est connu aujourd’hui sous le nom de chaos ou d’effet papillon, expression qui a été popularisé par les travaux de E.Lorenz en météorologie dans les années 60. Le chaos n’est d’ailleurs pas un phénomène marginal, qui ne concernerait que quelques systèmes particuliers, au contraire il semble qu’il soit la règle davantage que l’exception.
A proprement parler, l’existence du chaos ne réfute pas le déterminisme Laplacien : si une intelligence avait accès à une précision infinie dans ses mesures, elle pourrait sans doute l’ignorer. Cela n’est hélas jamais notre cas. Le chaos trace ainsi une ligne de démarcation entre déterminisme et prédictibilité d’un système, mettant en lumière le futur du système, son déterminisme intrinsèque, et la capacité de l’observateur – du scientifique – à l’étudier. Cette différence, rend par la même pour nous – simple mortel – la question de savoir si le monde est déterministe, indécidable.
Nous pourrons rétorquer que si le chaos concerne la plupart des systèmes, d’où vient l’efficacité des modèles déterministes usuellement employés par les sciences ?
La réponse est : dans la fenêtre d’observation. Formuler un modèle requiert d’identifier une structure de relations causales, celle-ci dépendant des échelles spatiales et temporelles d’observations ainsi que de l’objectif avec lequel ce modèle est formulé. Ceci à pour conséquence qu’une même entité peut-être vu tantôt comme déterministe tantôt comme chaotique selon les échelles dans laquelle elle est étudiée. Par exemple, nous sommes tout à fait capables de prédire le temps qu’il fera demain, bien moins celui qu’il fera le mois prochain.
La réponse est : dans la fenêtre d’observation. Formuler un modèle requiert d’identifier la manière dont les choses sont reliées causalement entre elles – la structure causale -, celle-ci dépendant des échelles spatiales et temporelles d’observations ainsi que de l’objectif avec lequel ce modèle est formulé.
Ceci à pour conséquence qu’une même entité peut-être vu tantôt comme stable et déterminer, tantôt comme instable et chaotique selon la fenêtre de temps et d’espace dans laquelle elle est étudiée. Par exemple, nous sommes tout à fait capables de prédire le temps qu’il fera demain, bien moins celui qu’il fera le mois prochain.
Si un système n’est ni complètement déterministe ni complètement chaotique, il est toutefois possible de cartographier les contraintes qui s’y appliquent et qui peuvent être de différentes natures (épistémologiques, physiques, biologiques, sociologiques…). De cette manière il est possible d’identifier des régularités, des attracteurs – région de l’espace des états attirant le système -. De la même manière que dessiner une carte implique de faire des choix quant à sa représentation, construire un modèle requiert de faire des choix.

Ainsi, la question de savoir si un système est déterministe ou non est moins de faire produire un jugement exact et définitif de sa nature que de définir la fenêtre d’observation et l’objectif qui contraigne son étude. David Chavalarias, dans son habilitation à diriger la recherche dont cet article s’est largement inspiré, le résume habilement :
« La réalité que nous percevons est ainsi constituée d’une multitude d’entités qui nous semblent avoir une certaine permanence précisément parce qu’elles ont atteint un attracteur relativement à notre point de vue d’observation. Les influences de leur environnement sont trop faibles à notre échelle pour les faire sortir de leur attracteur. Mais cette permanence, et donc la notion d’attracteur transposée à la réalité physique, est toujours relative à une échelle d’observation. »
La question du découplage des échelles est au cœur de la différence entre sciences naturelles et sciences sociales. L’efficacité de la physique à prédire, modéliser et découvrir des lois peut d’ailleurs être vue comme une conséquence directe du fait qu’il soit possible de découpler les échelles spatiales et temporelles, cela permettant d’identifier des structures et des phénomènes et de justifier d’en négliger d’autres.
Ce découplage est moins évident dans le domaine de la biologie et des sciences sociales, les échelles sont souvent intriquées et choisir une fenêtre d’observation implique souvent de grands sacrifices quant à la portée de l’explication qui résulte de son étude.
En conséquence, cela crée un dilemme pour le praticien des sciences sociales : identifier ces lois n’est pas suffisant et dans le même temps, le couplage entre les échelles ne permet pas de définir d’objet « permanent » pas plus qu’une fenêtre d’observation « objective ». Il lui reste alors l’étude de régularités dans les objets sociaux et des processus qui les animent. L’étude des objets (quasi)-permanents des sciences naturelles et de leurs lois, qui caractérisent la physique devient alors l’étude des processus et des régularités dans les objets sociaux ainsi que de la fenêtre d’observation dans laquelle ils sont valides.
Revenons à la cliodynamique.
Cette remise en perspective des sciences, nous permet de mieux situer où la cliodynamique se tient.
Le couplage des différentes échelles de temps pour les objets sociaux rend pertinent leur étude dans des fenêtres temporelles de l’ordre de la génération ou moins, ce que proposent habituellement les sciences sociales. Mais elle rend également pertinent leur étude sur le temps long, leur histoire.
La cliodynamique est alors amenée à sélectionner une large fenêtre temporelle et donc à négliger certains phénomènes se produisant sur le temps court au profit de processus sur le temps long. Ainsi, loin de dire que les processus historiques forment la totalité déterminante, elle se situe au contraire au cœur d’une démarche intégrative conjointement aux autres sciences sociales.
Conclusion
Ce détour philosophique nous a permis de voir comment, le chaos en brisant le déterminisme classique et en faisant émerger la notion de prédictibilité fait entrer l’observateur et ses motivations au premier plan de l’étude.
L’objet étudié n’est alors plus défini en soit mais dans une fenêtre déterminé par les motivations du chercheur qui néglige alors ceux qui ne se trouve pas dans son cadre. L’objet peut alors apparaître tantôt comme chaotique, tantôt comme parfaitement déterminé.

La contrainte épistémologique qu’exerce la définition de la fenêtre sur notre compréhension de l’objet est d’autant plus forte que les phénomènes qui se trouvent en dehors ne sont pas négligeables. A cet égard, le monde du social apparaît comme particulièrement insaisissable, à l’image d’un cube impossible.
Il est difficile sinon vain d’essayer de définir un objet social et une fenêtre spatiale et temporelle sans négliger des phénomènes qui ne s’y trouvent pas mais qui déterminent pourtant fortement son comportement, sa dynamique.
Cette contrainte épistémologique, limite alors l’objectif d’un chercheur qui voudrait comprendre le monde social à en étudier non pas des lois qui seraient immuables mais des régularités, non pas des états stables et définis, mais des attracteurs. Comprendre le monde social requiert alors des approches plurielles, sur le temps court et le temps long. Les premières ordinairement l’apanage des sciences sociales et les secondes pouvant trouver un écho avec la cliodynamique.
Seule l’articulation de ces deux approches peut permettre une approche globale des réalités sociales et de comprendre comment les sociétés évoluent et se transforment au cours du temps.
Remerciement à Capucine, Avel et Emilie pour leur relecture,
Nicolas Salerno
Bel article, je l’ai partagé avec mes amis.